Pourquoi le chef est-il le gardien des rites ?

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L’emploi de ce vocabulaire peut paraitre surprenant, mais pourtant c’est bien de cela qu’il s’agit. Toute entreprise a ses codes, ses habitudes, son langage, en un mot sa propre culture. Et il est possible tracer certains parallèles ethnographiques que ne nierait pas Marcel Mauss (voir Marcel Mauss, « Manuel d’ethnographie ») en examinant les cultes, rites et symboles présents dans toute structure professionnelle. De la solidité et de la large diffusion de ces caractères découle la force de la structure et des liens entre ses membres. L’anthropologie cède alors la place à la psychologie sociale qui construit le groupe comme une nouvelle identité à partir de la personnification que ses membres lui donnent (voir Kurt Lewin et la dynamique des groupes). L’équipe est née, et c’est en partie le rôle du chef de la faire vivre.

Sociétés et rites

Par l’étude des groupes humains, quels qu’ils soient d’ailleurs et pas uniquement les sociétés que certains pourraient qualifier de primitives, l’ethnographie décrit les invariants qui existent dans chaque société humaine. Si l’on s’accorde sur le fait que toute tribu, même la plus petite, possède ses propres rites, ses croyances et ses signes distinctifs, il n’y a pas de raison de penser qu’un groupe humain tel une entreprise échappe à la règle. D’ailleurs, à regarder de plus près, chacune possède un nom, un blason (une marque et probablement une identité visuelle caractéristique), des rites (d’initiation, plus ou moins marqués ; de cohésion, weekend d’entreprise ou sortie commune ; souvent un saint patron, …), et parfois une histoire plus ou moins romancée (n’importe quel site internet d’entreprise de taille respectable accueille toujours une description sommaire de la société, son histoire, ses fondateurs, ses atouts, évidemment abordés sous un angle positif – voir article storytelling).

Le parallèle est vite tracé avec certains groupes comme les compagnons par exemple, qui entretiennent jalousement rites et coutumes, en même temps que certains secrets et savoirs-faire professionnels parfois séculaires. Ils maintiennent ainsi une profonde camaraderie et un sentiment corporatiste, et les perpétuent.

Sans développer, il pourrait être affirmé que tout groupe humain qui s’accorde à réaliser un but commun développe sa propre culture et ses rites. Ce phénomène s’observe aussi au niveau national avec la célébration des rites républicains (14 juillet, armistices, 1er mai, vœux du 31/12, …), ou au niveau familial (noël, anniversaires, fêtes de famille, … si vous avez l’impression que j’exagère, essayez d’imaginer une famille qui ne célèbre jamais rien et l’ambiance qui y règne). L’enthousiasme des membres du groupe à célébrer ses rites marque la volonté d’identification, et la force de sa cohésion interne. 

L’identification dans les groupes professionnels

Dans les sociétés professionnelles, ces manifestations rituelles sont généralement d’autant plus fortes que le groupe effectue des tâches difficiles, nécessitant une forte collaboration des membres, en un mot lorsque la cohésion de l’ensemble des membres est importante pour le succès de tous. Les unités militaires affichent ainsi pour la plupart de fortes traditions, souvent cachées au profane, comportant rites initiatiques, symboliques et cérémoniaux bien codifiés, des histoires idéalisées puisant leurs racines dans des faits d’armes retentissants, voire un vocabulaire propre. Ces rites trouvent bien entendu leur source dans le fort sentiment d’appartenance et de solidarité que les membres d’une unité combattante doivent partager entre eux, notamment dans les situations les plus délicates. A contrario, il est plus rare que ce type de manifestation collective se déclare dans un environnement de travail plus individualiste et routinier. Par exemple, pour prendre un exemple un peu potache, il est plus difficile d’imaginer un fonctionnaire du ministère des finances se tatouant sur le bras « centre des impôts de Paris VII » pour la dévotion qu’il porte à la cause…

Que ces traditions existent et soient bien implantées, ou qu’elles ne soient qu’embryonnaires, le chef possède un rôle important dans leur maintien et leur promotion. Il n’est évidemment pas indispensable de trouver un fait historique à célébrer dans chaque bureau ou service, cependant, développer et entretenir des liens entre membres de l’équipe au travers d’événements particuliers est bénéfique pour tous. Ces occasions créent un moment de détente, forgent la cohésion, entretiennent un sentiment d’appartenance, peuvent véhiculer des valeurs particulières et propres au groupe, et contribuent à élaborer une histoire commune. Et si le responsable se manifeste de façon adéquate et proportionnée, il rappelle ainsi son rôle de ciment du groupe et de chef d’orchestre. 

Négliger ces événements peut dissoudre le sentiment collectif, et érode la relation entre le chef et le groupe. Ne subsistent que des relations interpersonnelles entre chacun des membres, qui se rassemblent alors uniquement par affinité, et l’esprit collectif global disparait. 

Quelles manifestations ?

De nombreuses occasions existent de rassembler les individus. Le calendrier offre de nombreux prétextes : les débuts et fin d’année (scolaire ou civile), la fin d’un cycle particulier de vente ou de production, l’aboutissement d’un projet, une échéance ou un contrat important. Il est possible de célébrer aussi l’arrivée ou le départ de collaborateurs, des naissances, une récompense particulière, ou se caler sur un cycle de 2-3 ou 6 mois, en fonction de la taille du groupe et du type de travail effectué, dès que la pression interne nécessite d’être libérée et que les liens du groupe méritent d’être renforcés. 

La création d’une plus forte cohésion interne dans certains milieux

Certaines sociétés ou corporations cherchent à tisser des liens beaucoup plus forts entre leurs membres. Par exemple, la plupart des grandes écoles et certaines universités organisent des rites initiatiques pour « intégrer » leurs nouveaux membres. Ces rites de passage sont partagés avec beaucoup de sociétés ancestrales ou « primitives » qui organisent des épreuves pour marquer l’arrivée dans le monde des adultes. L’entretien de signes distinctifs (codes vestimentaires ou comportementaux) ou d’une mythologie propre donne aussi plus de relief à l’identité du groupe (voir les sociétés étudiantes américaines à ce sujet). Enfin, de nombreuses unités militaires (c’est très courant dans l’armée de l’air) ont pour coutume de rebaptiser leurs membres avec un surnom choisi par le groupe, et souvent caractéristique d’un événement vécu ou d’un trait de caractère particulier de la personne. Ce nouveau nom adopté par tous s’inscrit parfaitement dans la symbolique de la renaissance à travers le groupe, complété par un caractère de confidentialité, parfois utile.

Il est évidemment très artificiel de vouloir créer ces éléments ex nihilo et essayer de construire des traditions en dehors de toute volonté collective, surtout si les liens entre membres du groupe sont très distendus ou si l’atmosphère générale ne s’y prête pas. Cependant, il est parfaitement envisageable, par exemple, d’organiser des événements particuliers, (un repas ou un tournoi interne), pendant ou en dehors des heures de travail. Ils permettront sans aucun doute de créer des complicités et des moments mémorables, qui seront pérennisés, et installeront des habitudes s’inscrivant dans la tradition, années après années (et un trophée de la victoire remis en jeu par exemple).

Les recettes de l’entretien des « rites »

En tout premier lieu, il est nécessaire d’établir un calendrier assez à l’avance et estimer les dates auxquelles il parait possible d’organiser des manifestations de cohésion. Ceci pour au moins deux raisons : cadencer les événements pour relâcher la pression dans le groupe de façon régulière, et éviter aussi qu’il y en ait trop (il faut quand même penser à travailler de temps en temps). Il est toujours intéressant de synchroniser avec des échéances professionnelles ou personnelles, ou les regrouper. Le mieux est ensuite de déléguer l’organisation aux bonnes personnes (il en existe toujours de volontaires et motivées). 

Le discours est un point important de la manifestation. Même si tous paraitront s’ennuyer, le discours reste une obligation incontournable du chef qui pourra, suivant les circonstances, présenter un bilan des affaires en cours, ses perspectives d’avenir, donner sa vision. Ne pas oublier de toujours féliciter l’équipe et remercier les organisateurs. La personne qui parle en premier est généralement celle qui organise ou invite. D’autres peuvent ensuite s’exprimer suivant l’occasion, mais il faut garder en tête que c’est l’autorité principale qui clôt les discours. Car c’est elle qui se doit d’avoir le dernier mot. Ces notions peuvent sembler relever d’une cour d’école primaire, mais je conseille de respecter un certain protocole sous peine de créer des tensions superflues. Le corolaire : si, alors que vous êtes le responsable, quelqu’un s’évertue à parler systématiquement derrière vous, vous avez un léger problème d’autorité à régler avec cette personne (que je conseille de régler au plus vite). 

L’événement de cohésion est aussi l’occasion pour les dirigeants de discuter et de s’intéresser à tous leurs collaborateurs, surtout ceux qu’il fréquente moins souvent. Ceci est d’autant plus vrai dans les grandes structures, lorsque la distance s’installe facilement entre la « tête » et la « base ». C’est aussi une occasion inestimable pour prendre la température interne, comprendre les problèmes quotidiens de chacun et mieux connaitre ses collègues en dehors des processus professionnels habituels. C’est aussi l’occasion pour un chef, souvent peu accessible par nature ou à cause de son emploi du temps, de montrer une autre facette de sa personnalité (si possible sans surjouer).

Conclusion

Un chef n’existe que par rapport à un groupe, auquel il va essayer d’insuffler un esprit collectif et une direction commune à suivre. En effet, une équipe est un peu plus que des individus isolés qui travaillent ensemble. De plus, un vrai groupe est un formidable absorbeur de stress, dans les moments difficiles que toute entreprise ne manquera pas de traverser, et pour ceux qui subissent les aléas de la vie. 

Créer et maintenir un esprit d’équipe nécessite d’entretenir son identité et les liens entre ses membres. C’est dans cette idée que s’exerce le rôle du chef en tant que « gardien des rites » du groupe. Son investissement renforcera d’une part les liens entre les membres de son équipe (et de ce fait facilitera la communication entre eux et les réalisations collectives), et d’autre part resserrera le groupe autour de sa personne et de la direction qu’il souhaite emprunter.

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