L’expérience de Zimbardo (4) : effet Lucifer, ou pas – une critique de l’expérience

Temps de lecture : 4 minutes

 

Si vous n’êtes pas familier avec l’expérience du Pr Zimbardo sur la prison de Standford, je vous recommande de lire préalablement le résumé de l’expérience ici. Pour les conclusions particulières du Pr Zimbardo, telles qu’exposées dans son livre « l’effet Lucifer », je vous convie ici.

Dans cet article, nous analyserons un peu plus précisément les conditions dans laquelle l’expérience a été réalisée, notamment les mécanismes préparatoires appliqués aux candidats. Ensuite, nous verrons qu’il n’y a pas forcément besoin d’invoquer des « effets Lucifer » pour comprendre les excès de l’expérience ou des faits historiques cités. 

 

Des conditions initiales pas vraiment neutres …

Certes il est fortement probable que les jeunes participants étaient relativement intègres  et équilibrés psychologiquement et moralement, cependant les conditions dans lesquelles ils étaient plongés étaient fortement biaisées.

En premier lieu, le recrutement et la récompense : ils répondent à une annonce, reçoivent une rétribution pour leur participation et sont sélectionnés. Le volontariat et la récompense représentent des conditions d’engagement extrêmement fortes : il est très difficile de renoncer une fois que l’on s’est engagé personnellement, d’autant que cette participation est soumise à une rétribution, comme un travail. De plus, les phases initiales des tests psychologiques renforcent cet engagement par un processus de sélection qui les introduit comme des « élus » pour cette expérience (processus d’escalade ou de dépense gâchée, voir ici).

Se dédire représente ainsi une incohérence forte de comportement contre laquelle il est difficile de résister : même si les conditions de l’expérience sont difficilement supportables, les candidats se sont engagés à y participer et donc doivent naturellement rester jusqu’au bout. Contrairement à ce que Zimbardo analyse, il existait un contrat moral assez fort pour engager suffisamment loin les candidats dans l’expérience.

Ensuite, le conditionnement dans le rôle du prisonnier est très fort : l’arrestation des individus à domicile crée un conditionnement très efficace. Cet effet est renforcé par l’escalade graduelle des brimades et des frustrations. Si elles sont acceptées au début, pourquoi refuser de les accepter plus tard ? Quand considérer que l’expérience devient insupportable alors qu’on a déjà toléré plusieurs jours de sévices croissants ? Où est le seuil ? En effet, bien que le prisonnier subisse, il est partagé entre le fait de dire stop ou continuer. Or, il s’est engagé moralement à participer à l’expérience, la situation se dégrade de façon continue et presque insensible, et cela correspond au rôle du prisonnier. 

Pour preuve, le nouveau prisonnier du 4e jour arrive dans une atmosphère quasi-infernale qui s’est bien dégradée depuis le début de la semaine, et décide très rapidement d’entamer une grève de la faim qu’il voit comme la seule issue possible. Il y a fort à parier que si les prisonniers avaient été placés initialement dans l’ambiance du 4e jour, beaucoup plus auraient abandonné immédiatement. C’est exactement l’histoire de la cuisson de la grenouille. On la met progressivement à cuire dans une casserole : comme elle adapte sa température en permanence, elle ne se rend pas compte de l’augmentation progressive de température qui finit la tuer. Si elle avait été plongée directement dans une casserole très chaude, elle n’y serait jamais restée !

Cette attitude d’escalade progressive est comparable à celle du sujet de l’expérience de Milgram qui inflige des chocs électriques de plus en plus forts.

 

Une expérience construite pour déraper…

Probablement à dessein, tout est fait pour que les gardiens abusent de leurs prérogatives et de leur autorité sur les prisonniers :

  • Ils ont pas ou peu de notions de l’autorité et de l’encadrement : ce sont de jeunes gens qui n’ont pas ou peu travaillé ni encadré de personnel. Ils n’ont pas d’enfants. Ils ne savent pas s’y prendre pour diriger un groupe calmement. Le résultat n’aurait certainement pas été le même avec des individus plus vieux ou plus expérimentés.

 

  • Ils n’ont aucune formation en matière d’encadrement de prisonniers : les quelques astuces enseignées la veille pour maintenir l’ordre ne remplacent pas une vraie formation de gardiens. Connaître les problèmes courants dans ce domaine et comment les résoudre sans violence par exemple sont des notions qui ne s’improvisent pas. De ce fait, les gardiens doivent nécessairement compenser leur sous-effectif par une démonstration d’autorité affirmée et incontestable. 

 

  • De plus, le contexte de l’époque (contestation sociale contre la guerre au Vietnam, en particulier parmi la population étudiante) favorise une ambiance de provocation chez les prisonniers, qui se projettent dans un rôle glorieux d’opposant politique. Evidemment, cela ne peut qu’accentuer une atmosphère de confrontation. 

 

  • Tout concourt à développer l’autoritarisme des gardiens, dont l’objectif reste de faire régner l’ordre. Sans règle précise, sans formation et sans limite clairement définie (sauf le non-recours à la violence physique), ils profitent d’une marge de manœuvre quasi-illimitée pour remplir leur mission. Après les révoltes des premiers jours, ils cherchent à limiter les probabilités de soulèvement de façon préventive. Il s’assurent d’une autorité indiscutée lors de chaque comptage, et épuisent physiquement et psychiquement leurs prisonniers par des tâches physiques inutiles et ingrates.

 

  • Enfin, et cela n’est pas vraiment abordé dans le livre, il existe un stress réel du gardien dont la vigilance est permanente afin de ne pas se laisser déborder. Cette fatigue mentale et physique existe aussi. Et ce stress peut s’évacuer par le jeu avec une matière première aisément disponible : les prisonniers. 

 

Ainsi, les excès d’autorité et les dérives tendancieuses se présentent plutôt comme des dérapages prévisibles que rien ne vient contrer, si ce n’est les limites que les gardiens se fixent. Ces bornes morales ne pèsent pas bien lourd dans cet environnement confiné, sans contrôle extérieur.

 

 

Un chef plus observateur qu’acteur

Dans ce type de moment délicat, le rôle du chef est très important, car il peut (doit) rapidement recentrer les comportements et éviter l’inacceptable. Dans le cas de la prison de Standford, le chef (Zimbardo) n’exerce pas vraiment d’action pour borner le comportement des gardiens. Au contraire, il laisse les événements se dérouler sans contrainte et assiste à l’expérience en observateur, à la limite d’un voyeurisme malsain (ce qui lui a été reproché par sa collègue et future épouse). Pour revenir aux notions de management modernes, les gardiens n’avaient pas d’objectifs très SMART !

 

Jusqu’à quel point les humiliations seraient allées ? 

Trois groupes de personnes étaient en position de lever le carton rouge : 

  • le responsable de l’expérimentation, qui ne s’est vraiment manifesté qu’en dernier recours. 
  • les gardiens : la résistance des gardiens les plus modérés aurait probablement donné un frein aux exactions, mais au moment où l’expérience s’est arrêtée, on en était encore loin.
  • les prisonniers : désindividualisés, déshumanisés et désociabilisés, ils étaient probablement partis pour subir ou craquer. 

Jusqu’où aurait-il été possible d’aller ? Difficile à dire. Néanmoins, il y a tout lieu de croire que le salut ne serait pas venu  des prisonniers, de plus en plus passifs. Ainsi, on comprend mieux les situations de persécution dont l’histoire regorge, du bizutage qui tourne mal aux excès de certaines prisons militaires.   

 

Conclusion

L’expérience de la prison de Standford est tout de même intéressante. Elle montre qu’une bande de jeunes plongée dans une situation de pouvoir presque illimitée, à l’écart du regard des autres, est capable d’infliger des brimades et des frustrations à de parfaits inconnus, assez fortes pour les déstabiliser émotionnellement.

Pourquoi ces brimades et ces frustrations ? Ils sont le fruit de la démonstration d’autorité excessive de la part des gardiens, nécessaire pour leur assurer un niveau de contrôle suffisant sur les prisonniers. Pourquoi aussi excessive ? Parce qu’ils n’ont aucune expérience ni formation dans la discipline, et que le moyen le plus simple pour s’imposer est de s’imposer par la force.

Pourquoi les prisonniers continuent à participer à l’expérience ? Parce que tout comme les gardiens, ils se sont engagés psychologiquement et moralement à suivre l’expérience jusqu’au bout, par une série de processus d’engagements progressifs, peut-être anodins, mais au bilan très efficaces quand ils sont combinés.

 

Et donc ?

On regrette que Zimbardo invoque un « effet Lucifer » très sensationnel pour qualifier des rapports humains, certes peu courants, mais tout de même assez simples à expliquer. Il est clair que les influences situationnelles orientent les comportements de chacun, mais elles ne s’expriment qu’à travers les notions classiques du groupe en psychologie sociale : aspects normatifs (création des normes du groupe par les individus les plus influents) et de conformisme (application de ces normes de groupes par tous les membres du groupe). Les gardiens forment un groupe à part qui créé ses règles, avec des limites malheureusement assez floues pour s’affranchir et dépasser les règles morales habituelles.

Pas besoin d’incarnation du diable. 

 

J’espère que cet article vous aura plu. N’hésitez pas à commenter et partager avec ceux ou celles qui pourraient être intéressés.

Merci encore de faire partie de nos lecteurs et à très bientôt !

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